Spéléo dactylo
Pièce en 4 actes
1 homme
80 minutes
décor unique
Spéléo dactylo est une pièce en monologue, exigeante pour un acteur. Il doit passer du doute et du tourment au comique et au délire. Il y a une création intéressante à faire sur le décor et la lumière. La mise en scène est surtout un travail très fin sur la direction d'acteur.
Pour des expériences techniques, médicales et psychologiques, deux hommes vont vivre quatre mois d'isolement complet, chacun dans une caverne. L'un est chercheur expérimenté, l'autre est un candide. L'étude des différences de réactions entre les deux cobayes est un élément original de l'opération.
Jacques s'est porté volontaire pour de multiples raisons, que l'on découvre au fil de la pièce. Ecrivain raté, il veut se couper du monde pour écrire enfin sa grande oeuvre : l'épopée d'un homme de quarante ans, amoureux d'une fille de dix-sept, infatigable militant pour l'intelligence, l'humour et la bonté dans un monde rendu sinistre par une humanité qu'il juge bête et méchante. Cette histoire, en fait, c'est un peu sa vie, vue dans un enjoliveur, avec du brillant et des déformations.
Au fond de sa grotte humide, il joue, il invente, il délire, il fantasme, il se moque, il règle ses comptes en toute impunité. Mais le poids de la solitude finit par lui faire désirer cette société qu'il a tant raillée. Et puis... quand il sortira, elle aura dix-huit ans...
Extrait...
(La lumière revient sur le personnage dans la même position qu'à la fin de l'acte précédent, mais en robe de chambre. Après avoir tapé quelques phrases, il fait une pause, s'étire, se lève. On s'aperçoit alors qu'il est devenu barbu. Il bouge la tête pour assouplir sa nuque raidie par des heures de travail assis. Quelques rotations de tronc, quelques flexions de jambes. Puis il ôte sa robe de chambre, sous laquelle il porte un caleçon et un tee-shirt rayé. La fraîcheur le fait frissonner un instant. Il tousse. Il va prendre un pantalon dans la coulisse-chambre et, en l'enfilant, demande à voix douce : )
Alphonse ? C'est l'air qui est de plus en plus frais et humide, ou c'est moi qui supporte de moins en moins ?... (Il tousse encore.) Alphonse ? Ça va ? Tu supportes ?... Paraît que pour la climatisation des grottes, on avait le choix entre deux options : Saint Tropez au printemps, ou Alençon à la Toussaint. Je commence à regretter d'avoir pris la moins chère.
(Il enfile un gilet, sans le boutonner. Il retire la feuille de la machine à écrire et relit les derniers mots.) Ça aussi, c'est froid. Ça se veut porté par le souffle épique d'une aventure torride, et c'est palpitant comme une rubrique de faits divers. Ça se croit « Don Quichotte », et c'est « L'affaire de la petite Sonia »... (Il tousse.) Même pas cent pages en cent jours. Quand un écrivain travaille aussi lentement, il prétend toujours que c'est à cause de son perfectionnisme. Mais moi je suis honnête : j'avoue que j'ai du mal à avancer parce que tous les matins je tombe en panne d'inspiration ! Je démarre pas ! Ça patine, ça broute, les idées sont encrassées, et j'ai personne pour me pousser... Plus ça va et moins je crois au coup du créateur dans sa tour d'ivoire. Ou dans sa cave de calcaire. L'enfermement ne nourrit pas le génie. il peut donner l'obstination, mais ça ne produit pas le même effet... La preuve...
(Il range les feuilles et la machine en toussant un peu. En se relevant, il se tient les reins. légère grimace, d'agacement plus que de douleur.) Nom de Dieu, quand on fait coucher les gens pendant des semaines sur un pneumatique, on pourrait quand même penser à fournir des rustines ! Depuis trois nuits j'ai le choix entre dormir sur la dure ou me réveiller toutes les heures pour regonfler !... Comment voulez-vous que l'homme résiste si le matériel abandonne ? Un matelas poreux, une casserole sans queue, le a minuscule qui est coincé - va bientôt falloir taper à la machine avec un marteau et un burin -, et les restrictions sur le papier toilette, ça commence à bien faire ! Pour les vingt derniers jours, il reste trente bouteilles de pinard, mais côté PQ, y a intérêt à plier les feuilles en huit et manger du constipant ! Je regrette, mais pour le moral des troupes, un petit rouleau de papier rose a parfois autant d'importance qu'une caisse de Beaujolais ! C'est pas pour rien qu'on dit « être au bout du rouleau » !... On ne dit jamais « au bout du goulot ». Parce qu'en France, ça risque pas, les pénuries de pinard. (Il toussote.)
Ou alors ils ont cru bien faire en me mettant dans les conditions extrêmes de l'artiste maudit... Les nuits fiévreuses, recroquevillé sur la pierre humide au milieu des rats, et les jours noyés d'alcool et de labeur acharné... A côté de ça, Rimbaud, Berlioz et Van Gogh étaient des petits bourgeois pantouflards !... (Il se lance dans une quinte de toux volontairement exagérée, se tord de douleur en roulant des yeux fous, et déclame à genoux : ) Raaah... Gustave, mon voisin, mon collègue, mon double, toi qui seul partages ma condition et conçois ce que j'endure, Gustave mon frère, plus que le froid, plus que la solitude, plus que la claustration, c'est le doute qui me tourmente. L'art est un équilibre fragile entre le doute et l'audace. le génie est de savoir trouver, entre la copie et la provocation, le chemin de la création... Et je ne trouve rien. Je l'espérais, le génie ; et j'attends toujours le talent... Je doute, Gustave. Je ne produis que de la copie... (Il se relève douloureusement, titube, crache ses poumons, en rajoute à plaisir dans son numéro de martyr alcoolique et tuberculeux.) Comment peindre la condition humaine sans regarder vivre les hommes? Comment chanter la révolte et la liberté en restant de son plein gré seul dans un cachot ? Et comment parler d'amour quand, après trois mois de manque, le corps et l'esprit s'exaspèrent, mêlant le romantisme le plus puéril à la plus basse pornographie ?
Gus mon frère, j'ai hâte de retrouver ce monde que j'ai choisi de fuir. Tu te souviens, avant de descendre, tous nous disaient combien il était courageux de venir s'enterrer ici. Pour moi aujourd'hui, je suis persuadé que le vrai courage n'était pas de partir mais de rester...
Professeur Truc-Chouette, je me permets de solliciter de votre haute bienveillance une remise de peine, pour bonne conduite.
Je n'ai pas sombré dans l'alcoolisme, comme vous sembliez l'avoir prévu, je n'ai pas couverte les murs de graffitis obscènes, je n'ai cédé ni à la colère ni à la paresse ni à la luxure solitaire, ou si peu, ni à aucun péché capital. J'ai parfois dit un peu de mal des hommes, mais reconnaissez qu'ils l'avaient bien cherché !... Votre honneur, si vous m'entendez, je vous serais reconnaissant de bien vouloir m'adresser une réponse rapide. La peine, on la purge, ou on la remise ?
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