Tout se vend, même le vent
Comédie en 5 actes
1 homme, 1 femme
90 minutes
Plusieurs décors simples
Tout se vend, même le vent est un duo exigeant. 90 minutes de joute sans répit, où le souci du rythme ne doit pas conduire à caricaturer les personnages, c'est un beau numéro d'acteurs, au service d'un thème ô combien important !
La société Notos vend du vent. Littéralement ! La privatisation de la nature est en marche, les dividendes pleuvent sur les actionnaires, le PDG se gave... Mais une journaliste pugnace tente par tous les moyens de démonter cette pensée capitaliste triomphante. Si l'on veut illustrer ce combat idéologique par des références connues, on peut imaginer une Elise Lucet accrochée aux basques d'un Vincent Bolloré. Attaques, esquives, coups bas, insinuations, blocages, tensions, échanges philosophiques, les personnages s'affrontent dans des situations étonnantes, pour aborder avec humour les problématiques du capitalisme fou.
Extrait...
(La lumière revient, plutôt tamisée, éclairant surtout une table luxueusement dressée pour le dîner – nappe blanche, couverts brillants, seau à champagne – et deux chaises élégantes. Pascal est debout. Le nœud papillon a remplacé la cravate. Il regarde l'heure, mais sans montrer d'impatience. Son attention est attirée par quelqu'un en coulisse ; il s'en approche.)
Lui – Elle ne devrait pas tarder. Je vous serais gré en tout cas de nous laisser vraiment seuls jusqu'à ce que je vous fasse signe... Merci, je servirai moi-même le champagne. (Il revient à table, s'assoit. Il consulte son téléphone un peu machinalement. Enfin Régina arrive. Elle a une robe de soirée et un collier scintillant, mais elle porte à la main ses chaussures à talons hauts. Il se lève pour l'accueillir.)
Elle – Bonsoir Pascal. Excusez mon retard.
Lui – Bonsoir Régina. Vous avez eu un accident de chaussure ?
Elle – Oh, je sais, la tenue de gala devrait aller jusqu'aux orteils, mais il y a des années que je ne joue plus à la courtisane ! J'ai retrouvé ces échasses vernies au fond d'un placard, j'ai failli tomber deux fois et je sens que ça va finir en ampoule sur le petit doigt.
Lui – Hé oui, c'est parfois douloureux, la vie mondaine.
Elle – Mais si je vous fais honte, je peux les remettre.
Lui – L'idéal ici, c'est la chaussure de luxe, mais les pieds nus sont acceptés, surtout s'ils sont charmants, et sont de toute façon préférables aux baskets.
Elle – Et puis, si je m’accommode de votre décor, vous pouvez vous accommoder de mon costume. (Il recule un peu la chaise de Régina pour l'inviter élégamment à s'asseoir.)
Lui – Je vous en prie.
Elle – Merci, mais vous savez, je peux m'asseoir sans qu'un serviteur me glisse gracieusement une chaise sous les fesses. (Il s'assoit aussi. Un temps. Sourires de circonstance.) … Cet endroit est tout à fait charmant. Luxe, calme et volupté. Il me permet de saisir encore mieux à quoi peut ressembler la vie d'un millionnaire.
Lui – Je ne viens pas ici tous les jours.
Elle – Je l'espère bien ! Parce que si c'était là votre cantine...
Lui – C'est juste parfait pour les dîners d'affaires importants.
Elle - … Je suis un dîner d'affaires important ?
Lui – Affaires : certainement pas. Important : nous verrons bien.
Elle - … Tout cet apparat, je n'arrive pas bien à savoir si c'est une marque de considération, une ébauche de séduction, ou une petite tentative de corruption.
Lui – Pour dissiper vos doutes, vous auriez préféré que je vous paye un jambon-beurre au buffet de la gare ?
Elle - … J'imaginais que dans ce genre d'endroit nous serions cernés de serveurs prêts à intervenir à la moindre miette tombant à côté de l'assiette.
Lui – J'ai demandé que le personnel soit à distance. Nous serons plus à l'aise pour converser.
Elle – Vous me faites peur : vous prenez plus de précautions que pour un repas d'affaires ?
Lui – Champagne ? (Elle répond par un sourire approbateur. Il remplit les deux verres.)
Elle – Merci... Alors, où en est votre enquête ?
Lui – Mon enquête ?
Elle – Sur moi.
Lui – Sur vous ?... Votre question tend à confirmer ce que je pensais : vous avez une petite tendance paranoïaque. Vous voyez le mal partout.
Elle – Pas vous ? (Elle tend son verre pour qu'ils trinquent.) … Si vous vouliez savoir des choses sur ma petite vie, vous pouviez me les demander directement.
Lui – Il est malséant de trop interroger une femme qu'on connaît à peine.
Elle – Est-il bienséant de commander des rapports sur elle ?
Lui – Je ne veux pas paraître inquisiteur, mais j'aime toujours savoir clairement à qui j'ai affaire.
Elle – J'espère au moins que vous n'êtes pas déçu. Car j'imagine que vous n'avez pas trouvé beaucoup de choses croustillantes à vous mettre sous la dent.
Lui – J'ai l'essentiel, je n'ai pas les détails.
Elle – Encore heureux !... Vous m'avez invitée dans le salon VIP d'un restaurant chic pour être sûr de maintenir une conversation bourgeoise ? A priori c'est un lieu peu propice aux éclats de voix et à la lutte des classes. En me faisant jouer sur votre terrain, vous pensez pouvoir garder plus facilement l'avantage ?
Lui – Vous voyez effectivement le mal partout. Tout ce que je pourrai dire ou faire risque d'être retenu contre moi, c'est cela ? Si j'avais commandé des pizzas, vous m'auriez trouvé mesquin et démagogue. Dans mon hôtel particulier, je serais déconnecté et méprisant, je vous étalerais ma richesse et mon impunité. Au comptoir d'un kebab, je chercherais ridiculement à vous montrer que je suis resté simple et proche du peuple. Il n'y a pas de bonne solution, avec vous.
Elle – Je pense que, dans ce cadre, vous êtes fidèle à vous même. C'est donc intéressant et je vous en remercie. Mais comptez aussi sur moi pour rester fidèle à moi-même.
Lui – Je l'ai bien compris. Vos chaussures me l'ont tout de suite démontré.
Elle – (Un temps. Elle lui adresse un sourire appuyé.) Profitez bien de ce sourire-là, Pascal. C'est sans doute le dernier de la soirée.
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